Moi, Henri Landier, artiste peintre et graveur français, européen, et citoyen de ce monde que j’ai tant sillonné !
Je suis un long parcours de visages plantés à la surface de ces toiles, comme autant de graines de moi-même, dans le vaste jardin de ma vie d’artiste. Nous sommes en apparence, tous ensemble, autant de semblables, mais cependant nous sommes tous différents les uns des autres, parfois même étrangers l’un à l’autre …
Nous sommes autant de mutations d’une même souche, autant stades dans l’évolution d’un être unique de chair et d’os qui, sans relâche depuis des décennies, fait sa révérence à une discipline fascinante autant qu’exigeante : la Peinture.
Je suis donc je peins. Je suis dans la peinture, je suis la Peinture.
Je suis couché dans elle : elle me drape, m’enrobe, me façonne. Elle est mon corps, mon visage, mes muscles, mes nerfs, mon sang. Elle circule dans moi et autour de moi. Elle est mes doutes, mes tensions, mes espoirs, ma joie ! Mes certitudes, mes renoncements, mes envies. Elle est à la fois mon angoisse et ma sérénité. Avec elle je suis un alchimiste miraculeux : je me décante, je me dépulpe et me re-pulpe, je me filtre. Pourquoi tant de persévérance et d’application à faire cela depuis tant d’années ? Parce que dans la vie je suis un égaré, et que grâce à la peinture je me retrouve : je sais où je vais et ce que je veux.
Pour l’ancien marin que je suis, la Peinture est à la fois le vaisseau par lequel je navigue dans l’âpre vie, et l’océan infini qui me porte et porte mes espérances. Oh ! Je sais bien que je ne suis qu’un pilotin parmi d’autres dans ce vaste monde, et je respecte la loi du nombre. Mais j’ai en tête ma propre feuille de route et je tiens bon le cap, même par gros temps. Regardez le grand et beau sillage que j’ai laissé derrière moi ! Et il n’est même pas refermé ! Ne me dites pas que ce long et dur voyage ne valait pas la peine d’être mené ! Je ne dis surtout pas cela par fierté, car né en territoire de modestie j’en suis bien incapable. Je le dis pour que vous vous souveniez que mon œuvre est la monnaie d’une pièce : ce dur prix payé pour arracher la liberté de tracer ma route. 60 ans après, cette œuvre est là et bien là, c’est indéniable.
Je me peins, et ce faisant je peins ma liberté de peindre : dans l’extravagance et la gourmandise de la couleur, dans la recherche des postures ou dans une mise en scène ordinaire, dans le travestissement ou dans le réel, dans l’exubérance des motifs ou dans la simplicité, dans la joie et l’humour ou dans la sourde gravité.
A l’heure de la mode de l’art contemporain pour les « multiples», ma différence c’est que je me multiplie moi-même mais sans jamais me copier pour autant, car dans ma longue vie j’ai bien été plusieurs Henri Landier à jaillir de ce corps, de cette pensée, de cette main au couteau qui triture sur la toile ma chair picturale, qui façonne mes innombrables visages, les fend de couleurs vives ou sourdes, pour mieux m’envisager, me dévisager.
J’ai cette capacité à m’enfanter moi-même car la Peinture est ma généreuse matrice, le lieu où mon âme est, toujours, fécondée par le geste qui porte cette matière quasi organique qui a le pouvoir de me générer, à l’infini si j’en avais l’envie et surtout le temps…
Ce que je veux dire avec tous ces moi-même jetés à vos regards ébahis, circonspects ou simplement curieux ? Combien la peinture est une aventure entre soi et soi, un art profondément solitaire… Que tout sujet est bon à prendre, mais qu’entre tous le portrait du peintre par lui-même est le plus singulier : un jeu de mises au point régulières sur son sort de mortel et de mises en perspective de sa peinture en évolution constante. Une façon de se mettre tout entier dans son œuvre, d’y plonger littéralement, pour tenter d’y surnager en affrontant les vagues du temps qui peu à peu le submergent. Et de suggérer que ma peinture, elle, tiendra bon et ne se laissera pas emporter aussi facilement que moi.
Mes autoportraits sont aussi des moments entrevus de mon long voyage d’artiste. Ils constituent, tous ensemble, le carnet de voyage intime de ma vie d’homme à travers le temps et l’art que j’ai choisi d’investiguer il y a près de soixante ans. Chaque autoportrait est une étape de ma vie et de ma création. Chaque autoportrait est un manifeste fertile, une nouvelle naissance, et déjà, aussi, un acte de décès. Car ma personnalité dérive lentement comme le font les continents, et la transformation de mes traits, de mes préoccupations et de mon intention plastique la font bouger sur un planisphère invisible : un jour ici, demain, là-bas, tout mon contenu humain, sensoriel, émotionnel, intellectuel et physique se déplace inexorablement. Où serai-je dans le futur proche ? Je ne le sais pas. Ne parlons pas du futur éloigné. Je sais en revanche ne plus être tout à fait aucun de ces hommes dépeints : ce sont tous les Henri Landier d’un autre temps (je devrai dire « d’autres temps ») que j’ai dissous dans ma propre peinture. Leurs cœurs palpitent à la surface de ces peaux tendues, et leurs représentations sont les éthers toujours vivaces de mon âme d’alors, couchée, blottie, au creux de ces formes en leur temps vues, envisagées, voulues et enfin tracées.
Ces autoportraits jalonnant mon espace-temps, parlent aussi de nos innombrables rendez-vous secrets. Quand je dis « nos » je veux parler de la Peinture, du Temps et de la grande Confrérie universelle des Peintres où je m’inclue. Je convie régulièrement tout ce beau monde à mon atelier. La grande Confrérie de Peintres m’autorise à convoquer à mes côtés les grands maîtres portraitistes du passé : Rembrandt, Duper, Della Francesca, Van der Weyden, Van Eyck et j’en passe… Ils viennent à moi par le grand escalier qui relie le temps actuel à tous les temps de la peinture, et nous conversons. Je leur emprunte parfois leurs chapeaux, leurs blouses, leurs ornements, ou leurs attitudes. C’est moi, le vivant, qui tient le pinceau, tandis qu’eux, les grands esprits, commentent mon travail en train de se faire, y insufflent leurs idées, leurs compositions, leurs « trucs ». Et moi je reste concentré et travaille de plus belle pour ne pas les décevoir. J’ai enfanté tant de Landier intouchables au nez et à la barbe de la grande faucheuse, qu’ils la submergeront sans difficulté à la moindre de ses tentatives contre eux. Moi, elle peut bien m’emporter à présent que j’ai saupoudré mon âme aux quatre vents : je l’attends sereinement.
Daniel Pirrotta